Recherche scientifique et économie
Orienter la recherche c'est orienter la société. Le droit à l'autonomie que revendique la Décroissance suppose donc le droit à orienter la Recherche. En quoi donc un moratoire pourrait nous y aider ?
1. Obscurantistes ?
L'idée de suspendre, même de manière provisoire, la recherche scientifique peut sembler saugrenue, voire extrémiste. Nous serons volontiers taxer d'obscurantistes. Pourtant ce n'est qu'après de longues réflexions qu'elle s'est imposée à nous. Trois observations en sont à l'origine :
1. A chaque ensemble technique correspond un type de société : toute modification de l'un entraîne une modification de l'autre [1].
2. On ne peut plus distinguer la science de la technique, seule existe désormais la techno science : la science du doute a laissé place à la science de l'efficience.
3. La recherche scientifique est au service de la croissance : son rôle est de participer à l'augmentation de la compétitivité nationale en se dévouant aux industries.
Ainsi, seule la minorité dont l'intérêt est de faire perdurer cette société croissanciste est capable d'imposer par le truchement de la recherche scientifique des choix de société au plus grand nombre. Soyons clair : l'ensemble de la société finance donc une institution dont les innovations ne profitent qu'à une poignée d'industries.
S'il est indéniable que la recherche a été une source de bien être, elle a également largement contribuée à augmenter le nombre de nuisances dont est aujourd'hui victime la majeure partie des êtres vivants (pollution de l'air, de l'eau, magnétique, génétique, sonore, etc.). La recherche scientifique est duale : elle est capable d'engendrer le meilleur comme le pire. Il est donc nécessaire d'en faire la critique.
2. Une longue filiation
Nous ne sommes pas les premiers à émettre des doutes de la nature bienfaitrice de la recherche scientifique. Au sein même de la communauté scientifique des chercheurs prestigieux ont tenté d'attirer l'attention sur ce sujet.
En 1972 déjà, le mathématicien Alexandre Grothendieck, détenteur de la médaille Field (l'équivalent du prix Nobel en mathématiques), dénonça la direction prise par la recherche ainsi que l'aliénation subie par les chercheurs lors d'une conférence intitulée "Allons nous continuer la recherche scientifique ?" [2].
Aujourd'hui, le biologiste Jacques Testart (le père scientifique du premier bébé éprouvette) affirme qu'il faut casser le mythe d'une élite scientifique seule habilitée à décider. Pour lui "Sauver la recherche" c'est l'ouvrir [3]. Il est certain que mettre le sort de l'humanité dans les mains d'experts est une absurdité, puisque comme le note Illich l'expert ne pourra jamais dire ou se situe le seuil de tolérance humaine.
Nous sommes convaincus que seule une science contrôlée par le plus grand nombre peut-être profitable au plus grand nombre. Placer la recherche scientifique sous le contrôle des citoyens est le seul moyen de concilier science et démocratie. Aussi sommes-nous favorables à tout processus de démocratisation et pensons que des associations comme science citoyenne [4] doivent être soutenues.
Mais dans le même temps nous nous interrogeons sur le concept "science citoyenne". N'est-il pas un nouvel oxymore à ranger avec le développement durable ? Une science dirigée par et pour les citoyens serait le tableau idéal. Mais est-ce réalisable ?
3. La démocratisation en marche ?
En effet, force est de constater que les éléments de démocratisation introduits jusqu'à aujourd'hui n'ont servi en définitive qu'à légitimer des décisions déjà prises.
Les débats publics, par exemple, lorsqu'ils ont lieu, loin d'être à la hauteur des enjeux, ne sont en fait que des éléments d'une plus vaste stratégie visant à faire accepter à la population ces décisions qui, sans être nécessairement favorables au plus grand nombre, le sont au moins pour quelques lobbies (AREVA pour le nucléaire, l'Armée [6]). Celui concernant l'EPR est à ce sujet exemplaire [5].
Certains lobbies vont même à afficher ouvertement leur stratégie de manipulation. Le GIXEL (le lobby des industries électroniques et numériques), dans son livre bleu, est parfaitement clair : "La sécurité est très souvent vécue dans nos sociétés démocratiques comme une atteinte aux libertés individuelles. Il faut donc faire accepter par la population les technologies utilisées et parmi celles-ci la biométrie, la vidéosurveillance et les contrôles. Dès l'école maternelle". [7]
Quand les techniques de manipulations ont échoué il suffit alors d'ignorer l'avis de la population.
Un récent sondage signalait que 55% des français (contre 15% des parlementaires ! [8]) étaient favorables à un abandon progressif du nucléaire. Pourtant, le gouvernement à travers, la construction de l'EPR à Flamanville et de l'ITER à Cadarache, choisi d'écouter le lobby nucléaire.
Quant aux OGM, rappelons que le gouvernement a, par ses arrêtés préfectoraux, interdit aux maires de s'opposer aux cultures transgéniques sur le territoire de leur commune (comme par exemple à Nonnette). Alors que l'immense majorité des Européens y est hostile, peut-on imaginer pire manquement aux règles fondatrices de la démocratie ?
Face à ce déploiement de force les opposants aux nouvelles technologies (nanotechnologie[9], biométrie [10], les OGM [11] ) ne peuvent être qualifiés que de résistants [12].
Les faits susmentionnés nous montrent donc, s'il en était besoin, que la démocratisation de la science tarde à s'imposer. Est-ce parce qu'elle est impossible ?
4. Les bienfaits d'un moratoire
C'est pour trancher cette question au plus vite que le moratoire nous semble opportun. Celui-ci pourrait ne concerner qu'une partie (la totalité ?) de la recherche techno scientifique et ne durerait que le temps de mettre en place les institutions nécessaires à un contrôle efficace de la recherche par les citoyens. Nous pensons en effet qu'un moratoire, tout en mettant un frein aux dérives actuelles, permettrait l'émergence des conditions optimales à la réalisation de cet objectif.
En effet, la recherche étant la source de nombreuses innovations, son arrêt se traduirait par leur diminution. Or celles ci sont essentielles au fonctionnement de notre société productiviste. Les industries et les états soucieux de créer une forte croissante comme ils sont, ne sauraient se satisfaire longtemps d'une telle situation. Aussi pouvons nous espérer que ceux-ci seraient plus disposés à faire certaines concessions.
Ensuite, l'inactivité à laquelle seraient voués les chercheurs permettrait à ces derniers de prendre conscience de leur aliénation. Ellul a fort bien montré comment le système technicien, dont la recherche scientifique est un sous produit, a fait de l'homme un de ses rouages [13]. La finalité de son travail n'est plus accessible au chercheur. Trop peu de scientifiques, comme Alexandre Grothendieck ou Jacques Testart, disposent d'un esprit critique assez puissant pour y soumettre l'activité à laquelle ils s'exercent quotidiennement. Nous pensons qu'un moratoire favoriserait leur apparition.
Enfin, l'éternel recours à la solution technique devenant impossible, nous serions dans l'obligation d'envisager nombre de problèmes sous un autre angle. Pour polluer moins, pas de pot catalytique, mais moins de déplacement. Etc. La solution technique serait de nouveau considérée comme un élément de réponse parmi d'autres. Soumettre la recherche à une période de jeûne permettrait d'espérer que celle ci de renoue avec la science du doute.
4. Conclusion
Le moratoire est la seule disposition capable de créer les conditions optimales à une véritable démocratisation de la science. Pourquoi ne pas le mettre en œuvre ? Le temps presse. La techno science, en continuant à se développer comme elle le fait, contribue à créer une société dans laquelle une petite minorité dispose de toujours plus de pouvoir. Exercer un contrôle sur sa vie devient dans cette situation toujours plus difficile Combien de temps, encore, devrons nous attendre pour de recouvrer une réelle autonomie ? Si une véritable démocratisation de nos institutions n'advient pas rapidement, alors pourquoi ne pas brandir le spectre d'un moratoire ?
Ceci n'est qu'une suggestion. Merci de bien vouloir y réagir.
Notes :
[1] Voir l'excellent livre d'Alain Gras La fragilité de la puissance chez Fayard.
[2] http://kolmogorov.unex.es/~navarro/res/ pour la retranscription de la conférence d'Alexandre Grothendieck, le 27 janvier 1972 au CERN intitulée "Allons continuer la recherche ?".
[3] Jacques Testart est l'auteur de nombreux articles et de livres sur ce sujet. Il est notamment co-auteur de Alertes santé. Experts et citoyens faces aux intérêts privés chez Fayard.
[4] Voir le site de l'association http://sciencescitoyennes.org/
[5] Le débat tourne même à la farce. Alors que le 24 octobre 2005, notre premier ministre déclarait "Au vue des conclusions du débat public en cours, EDF construira le premier réacteur EPR à Flamanville.", le débat publique lui ne débutait que le 3 novembre à Lyon… Sans oublier que de nombreux organismes indépendants ont boycotté le débat après qu'une partie du document fourni par le Réseau Sortir du nucléaire a été censuré.
[6] Le mémoire "les assassins sont parmi nous" diffusé par Rebellyon est à ce sujet révélateur : http://rebellyon.info/article883.html
[7] Voir le livre bleu du GIXEL, www.gixel.com
[8] Cahier n°7 du PROSES.
[9] Le terme nanotechnologie recouvre toutes les techniques qui ont trait à la manipulation de la matière à une échelle de l'ordre du milliardième de mètre. Ces techniques permettent d'espérer une miniaturisation beaucoup plus poussée qu'aujourd'hui. Le collectif "Pièces et main d'œuvre" (http://pmo.erreur404.org/PMOtotale.htm) à réussi à mettre en évidence "le règne du Commissariat à l'énergie atomique (CEA) sur la cuvette grenobloise, la fusion des élus, des scientifiques et des industriels au sein du techno-gratin, les liens entre les recherches civiles et militaires, publiques et privées, à travers toutes sortes de partenariats et de start-up". Tout le monde y trouve son compte : le pouvoir augmente le contrôle social (puces sous-cutanées, armement, tec. ) et les industriels engrangent les profits. Voir aussi l'article publié dans le journal CQFD n°29. http://www.cequilfautdetruire.org/
[10] La biométrie consiste à identifier les individus à partir de caractères physiologiques numérisables : l'iris, le timbre de la voix, les empreintes digitales, etc. Elle rend le monde d'Orwell plus proche que jamais. Aussi, ne peut-on que donner raison à la vingtaine d'étudiants qui le 17 novembre 2005 a saboté dans leur réfectoire deux lecteurs biométriques. Leur procès a commencé le 16 décembre…Voir l'article :
http://www.humanite.presse.fr/journal/2005-12-16/2005-12-16-820062
[11] Nous pensons ici à José Bové et à tous les faucheurs volontaires.
[12] Voir aussi l'article intitulé La résistance aux nouvelles technologies dans l'Ecologiste n°17 de décembre 2005.
[13] Jacques Ellul Le système technicien, Le cherche midi, 2004.